L’Association des juristes progressistes (AJP) tient à allier sa voix aux oppositions, déjà nombreuses, à certaines parties du projet de loi 2 édictant la Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et modifiant le Code civil en matière de droits de la personnalité et d’état civil (PL2). Les modifications au Code civil du Québec (C.c.Q.) suggérées par le gouvernement reposent sur une interprétation erronée du jugement Moore (1) tout en perpétuant les reproches constitutionnels contenus dans la décision. Bien qu’on puisse se réjouir du témoignage d’ouverture du ministre quant à la possibilité de retirer ou modifier certains éléments préjudiciables du PL2, plus particulièrement liés aux exigences chirurgicales pour obtenir un changement de désignation de sexe, le projet de loi demeure problématique et dangereux. Plusieurs des dispositions proposées affecteraient de manière violente les personnes trans, non-binaires et intersexes(2).

La société québécoise navigue dans un système où le dualisme règne. Légiférer sur des corps qui sortent de cette binarité devient inévitablement complexe. À cet égard, consulter, mais surtout prendre en compte, les revendications des communautés trans, intersexes et non-binaires pour l’élaboration d’un projet de loi les concernant est non-négociable.

Suite aux conclusions du jugement Moore, le gouvernement devait modifier certains articles du C.c.Q d’ici la fin de l’année 2021. En revanche, le PL2 vient renforcer certaines discriminations envers les personnes trans, non-binaires et intersexes plutôt que de leur concéder certaines protections législatives.

Le jugement Moore requérait que les personnes non-binaires ou trans aient la possibilité de modifier la mention de sexe sur les documents de l’état civil afin qu’ils représentent de manière plus adéquate leur identité de genre. La décision, bien que nuancée, propose des remèdes concrets, notamment la possibilité que les documents ne contiennent pas de mention de sexe à la demande d’un.e intéressé.e ou encore que la mention de sexe reflète l’identité de genre de la personne qu’elle désigne. Or, le PL2 adopte une formule totalement différente qui ne répond pas aux demandes des personnes trans et non-binaires. L’art. 41 du PL2 instaure un nouveau système de désignation dualiste, qui permettrait l’ajout d’une mention d’identité de genre distincte de la mention de sexe. Bien qu’en théorie cette distinction soit pertinente afin de comprendre certaines réalités de la transidentité, en faire un objet légal présent sur des documents gouvernementaux a comme principal effet de vulnérabiliser les personnes non-binaires et trans. Ainsi, leur identité devient apparente dès la présentation d’une pièce d’identité – ce qui a comme effet de révéler l’identité de genre ou sexuelle d’une personne sans son consentement, soit un « coming out forcé ». Cette réalité est non négligeable, surtout à l’ère du passeport vaccinal où dévoiler notre identité légale devient un acte presque trivial. Pour les personnes non conformes dans le genre, ce coming out forcé quotidien devient source d’anxiété, voire un acte de violence. En outre, l’art. 40 du PL2 établit une présomption voulant que le régime d’identité de genre s’applique à toute personne qui aurait vu sa mention de sexe modifiée ailleurs qu’au Québec, invalidant de ce fait l’affirmation de l’identité des personnes ayant obtenu ces modifications dans d’autres pays. Les arts. 42 et 43 apportent aussi leur lot d’enjeux quant à la possibilité de « coming out forcé » les personnes trans et non binaires, puisque toute modification à un acte de naissance sera formellement identifiée.

Ce système dualiste impose aussi de nouvelles conditions afin d’avoir accès à une modification de la désignation de sexe sur les documents de l’état civil. Le PL2 nous ramène six ans en arrière, pour être exact, en réintégrant l’obligation pour les personnes voulant bénéficier d’un tel changement de prouver qu’elles auraient subi des interventions chirurgicales et médicales précises. Or, comme le dénoncent les communautés trans, intersexes et non-binaires, les chirurgies de réaffirmation dans le genre ne sont pas de facto souhaitées. Bien que, depuis le dépôt du PL2, le ministre présente une certaine ouverture à revenir sur cette modification législative, nous devrons tout de même retenir notre souffle jusqu’au moment où les nouvelles suggestions de modifications seront dévoilées, car aucun indice n’a été donné sur leur teneur.

Le PL2 propose une modification intéressante en ne contraignant pas les parents non-binaires à utiliser les termes « père » ou « mère », leur offrant plutôt la possibilité d’utiliser le terme « parent » s’iels le désirent. Cette modification répond en partie aux demandes formulées par les demandeurs du jugement Moore. Pourtant, le gouvernement Legault y ajoute des restrictions dommageables et injustifiées. Premièrement, l’art 33 du PL2 prévoit que le terme « parent » demeure à l’usage limité des personnes ayant obtenu un changement de désignation sous le régime de l’identité de genre et non de sexe. Or, plusieurs personnes trans et même cis(3) pourraient vouloir utiliser une telle appellation plus neutre. De plus, l’art. 26 du PL2 permet aux parents ayant obtenu un changement au registre de l’état civil quant à leur désignation de sexe – ou d’identité de genre sous le nouveau régime double – de modifier le terme utilisé sur l’acte de naissance de leur enfant. Dans le cas particulier de personnes ayant eu des changements à la mention d’identité de genre sur leur documents gouvernementaux, le PL2 prévoit, étrangement, que les enfants ayant 14 ans ou plus aient la possibilité de s’objecter à la modification demandée. Certaines personne non-binaire voulant être identifié sur la déclaration de naissance de leur enfant comme « père » ou « mère », par simple choix ou encore pour tenter d’éviter que l’enfant subisse de la discrimination à cet effet, pourraient se voir imposer le terme « parent » plutôt que le terme souhaité.

Pour ce qui est de la réalité des nouvellaux-né.e.s intersexes, les modifications proposées au PL2 ne répondent pas aux enjeux du C.c.Q. actuel. Actuellement, la déclaration de naissance comportant la désignation de sexe d’un nouvelleaux-né.e.s doit être remise au directeur de l’état civil dans le 30 jours de sa naissance. Ce délai contraint les parents de nouvelleaux-né.e.s intersexes à prendre des décisions dommageables pour le respect de l’identité de genre de l’enfant, par exemple l’imposition d’une identité de genre à laquelle l’enfant pourrait ne pas s’identifier ou carrément de réelles mutilations génitales. Ces interventions chirurgicales sur les nouvelleaux-né.e.s intersexes représentent souvent des impacts permanents sur leur corps, leur santé psychologique et leur identité. L’art. 30 du PL2 tente de répondre à cette problématique en imposant aux parents d’utiliser la mention « indéterminée » pour le sexe des nouvelleaux-né.e.s intersexes. Cette nouvelle mention de sexe soulève la même inquiétude que le régime dualiste de désignation de sexe et d’identité de genre, soit le risque de « coming out forcé » pour les personnes intersexes. De plus, l’ultimatum demeure, soit celui d’imposer un sexe à son enfant, bien trop souvent chirurgicalement, dans le délai de 30 jours prescrit ou encore de modifier la mention « indéterminé » « dès qu’il est possible de déterminer [le] sexe » de la personne. Le maintien d’une obligation d’assignation sexuelle et l’imposition d’une désignation de sexe « indéterminée » se conjugue mal avec des mesures visant supposément à mitiger les violences médicales vécues par les personnes intersexes.

Les modifications législatives proposées dans le PL2 sous sa forme actuelle ne répondent tout simplement pas aux conclusions présentées dans le jugement Moore et de ce fait demeurent incompatibles avec les protections prévues aux Chartes québécoise et canadienne. Au contraire, elles engendrent un recul important quant aux droits acquis des personnes trans, non-binaires et intersexes, en plus de créer de nouveaux problèmes bien réels. L’impact de ces propositions sur les droits à la vie privée, à l’égalité, à la sécurité, à la dignité et à l’intégrité des personnes trans, non-binaires et intersexes est indéniable. Dans l’esprit des tests constitutionnels, l’atteinte aux droits fondamentaux identifiés ne nous apparaît ni minimale ni proportionnelle à l’intention annoncée du ministre. L’AJP invite donc les député.e.s à respecter les droits fondamentaux de toustes les Québécoise.e.s et à refuser d’adopter un projet de loi aussi inefficace face aux demandes réelles des personnes trans, non-binaires et intersexes. L’AJP invite aussi le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette à prendre en compte les revendications des communautés trans, non binaires et intersexes dans l’élaboration du PL2, afin de le rendre conforme aux conclusions du jugement Moore.

Elizabeth Pouliot

Représentante du Comité de travail sur le projet de loi 2 et administratrice du CA de l’AJP
info@ajpquebec.org
https://www.facebook.com/Associationdesjuristesprogressistes

(1) Centre for Gender Advocacy c. Attorney General of Quebec, 2021 QCCS 191.

(2) Centre for Gender Advocacy c. Attorney General of Quebec, 2021 QCCS 191, paras 4 à 6 – En bref : « Les femmes transgenres se sentent femmes mais ont été considérées comme appartenant au sexe masculin à la naissance, les hommes transgenres se sentent hommes mais ont été considérés comme appartenant au sexe féminin à la naissance, tandis que d’autres personnes transgenres ne se reconnaissent pas dans l’identité de genre binaire. » et « Les personnes intersexes : sont celles dont les caractéristiques physiques ou biologiques, telles que l’anatomie sexuelle, les organes génitaux, le fonctionnement hormonal ou le modèle chromosomique, ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité. Ces caractéristiques peuvent se manifester à la naissance ou plus tard dans la vie, souvent à la puberté. »
(3) Personnes dont l’identité ou l’expression de genre correspond au sexe déterminé à leur naissance.